18
Interférence
— Encore, lui dit-il.
Grincement.
— Vu. Je sais ce que c’est. Il était penché sur le moteur de la Plymouth Satellite, blazer et cravate ôtés, manches relevées. Il avait déjà les mains pleines de cambouis au bout d’une demi-heure de tâtonnements.
— C’est tout ? Sandy descendit de voiture, en prenant les clés, ce qui semblait curieux, réflexion faite, vu que la satanée bagnole refusait de démarrer. Pourquoi ne pas les laisser dessus, histoire de faire tourner en bourrique un voleur de voitures ? se demanda-t-elle.
— J’ai réussi à cerner le problème. C’est l’interrupteur du solénoïde.
— C’est quoi, ça ? demanda-t-elle. Debout à côté de Kelly, elle contemplait le mystère bleu huileux d’un moteur d’automobile.
— Le petit interrupteur dans lequel vous insérez votre clé n’est pas assez résistant pour encaisser tout le courant nécessaire à lancer le démarreur, alors ce premier interrupteur en commande un plus gros, celui-ci. Kelly indiqua l’élément avec sa clef à molette. Il active un électro-aimant qui referme un interrupteur plus volumineux, et c’est celui-là qui laisse passer le courant dans le moteur du démarreur. Vous me suivez jusqu’ici ?
— Je pense. Ce qui était presque vrai. Ils m’ont dit que j’avais besoin d’une batterie neuve.
— Je suppose que quelqu’un vous a déjà dit que les mécanos adorent…
— Mener en bateau les bonnes femmes parce qu’elles n’y pigent rien en mécanique ? termina Sandy avec une grimace.
— Quelque chose comme ça. Ça va quand même vous coûter un petit quelque chose, dit Kelly, en fouillant dans sa caisse à outils.
— Comment ça ?
— Je vais être trop crasseux pour vous emmener dîner. Il faudra qu’on mange ici, dit-il en disparaissant sous la voiture, chemise blanche, pantalon en worsted et tout. Une minute après, il en était ressorti, les mains sales. Essayez de nouveau.
Sandy remonta en voiture et mit le contact. La batterie était un peu faible mais le moteur démarra presque du premier coup.
— Laissez-le tourner, qu’il la recharge un peu.
— C’était quoi ?
— Un fil mal serré. Je n’ai eu qu’à revisser la cosse. Kelly contempla l’état de ses vêtements et fit la grimace. Il faudra quand même l’amener au garage, qu’ils vous mettent une rondelle crantée sur le boulon. Comme ça, il ne devrait plus se desserrer.
— Vous n’aviez pas besoin…
— Il faut bien que vous alliez bosser demain, non ? observa Kelly, sur un ton raisonnable. Où puis-je me laver ?
Sandy le conduisit chez elle et lui indiqua la salle de bains. Kelly se décrassa les mains avant de la rejoindre dans le séjour.
— Où avez-vous appris à réparer les voitures ? demanda-t-elle en lui tendant un verre de vin.
— Mon père était mécano à ses heures. Il était pompier, rappelez-vous ? Il avait dû apprendre sur le tas et ça lui plaisait bien. Je tiens ça de lui. Merci. Kelly trinqua. Il n’était pas connaisseur, mais le vin n’était pas mauvais.
— Était ?
— Il est mort quand j’étais au Viêt-Nam, un infarctus au boulot. M’man est décédée elle aussi. Cancer du foie, quand j’étais à l’école primaire, expliqua Kelly sur le ton le plus égal possible. La douleur était lointaine à présent. Ça a été dur. Papa et moi, nous étions très proches. Il fumait et c’est sans doute ce qui l’a tué. Moi-même, j’étais malade à l’époque, une infection chopée à la suite d’une mission. Je ne pouvais pas rentrer à la maison. Alors, je suis resté là-bas quand j’ai été mieux.
— Je me demandais pourquoi personne ne venait vous rendre visite mais je ne vous ai pas posé la question, dit Sandy en se rendant compte à quel point John était solitaire.
— J’ai deux oncles et quelques cousins, mais on ne se voit guère.
Ça devenait plus clair, estima Sandy. Perdre sa mère si jeune, et d’une façon particulièrement douloureuse et lente. Il serait sans doute toujours un grand gosse, dur et fier, mais impuissant à changer les choses. Toutes les femmes qu’il avait connues lui avaient été d’une façon ou d’une autre arrachées par la force ; sa mère, sa femme, sa maîtresse. Quelle rage doit-il ressentir, se dit-elle. Cela expliquait tant de choses. Quand il avait vu Khofan la menacer, c’était un péril dont il pouvait la protéger. Elle persistait à penser qu’elle aurait très bien pu se débrouiller seule mais à présent, elle comprenait un peu mieux. Cela désamorça sa colère persistante et son attitude s’en ressentit. Il ne cherchait pas à trop l’approcher, il ne la déshabillait pas des yeux – une chose que Sandy détestait particulièrement, même si, étrangement, elle laissait ses patients le faire parce qu’elle sentait que ça les aidait à se requinquer. Non, il se comportait en ami, comprit-elle, comme aurait pu le faire un des camarades de régiment de Tim, mêlant familiarité et respect de son identité, voyant d’abord en elle une personne, et seulement une femme ensuite. Sandra Manning O’Toole se surprit à l’apprécier. Si imposant et rude que soit cet homme, elle n’avait rien à redouter de lui. Cela lui parut une observation bizarre pour entamer une relation, si relation il devait y avoir.
Un autre bruit sourd annonça l’arrivée du journal du soir. Kelly le ramassa et en parcourut la une avant de le poser sur la table basse. En cette période creuse de l’été, la découverte d’un nouveau cadavre de dealer faisait les gros titres. Sandy vit Kelly regarder l’article, en survoler les deux premiers paragraphes.
*
La mainmise croissante d’Henry sur le trafic local de drogue garantissait quasiment que la nouvelle victime était l’un de ses lointains sbires. Il n’avait connu l’homme que par son pseudonyme dans le milieu et n’avait appris sa véritable identité, Lionel Hall, que par le journal. Ils ne s’étaient jamais rencontrés en personne mais on disait que Bandanna était un type malin, de ceux qu’il valait mieux garder à l’œil. Pas si malin que ça, estima Tucker. Dans sa branche, l’échelle du succès était abrupte, ses barreaux glissants, le processus de sélection brutalement darwinien, et quelque part, Lionel Hall n’avait pas su se montrer à la hauteur des exigences de sa nouvelle profession. C’était regrettable, mais sans grande importance. Henry quitta sa chaise et s’étira. Il avait dormi tard, après avoir pris livraison l’avant-veille de quinze kilos de « marchandise », comme il avait pris l’habitude de l’appeler. L’aller-retour jusqu’au point d’emballage n’avait pas été de tout repos – ça commençait même à devenir chiant, estimait Tucker, cette couverture complexe à maintenir. Pareilles idées étaient dangereuses, toutefois, il en était conscient. Ce coup-ci, il se contenterait de regarder ses gars faire le boulot. Résultat, cela en faisait deux de plus au courant, mais il en avait marre de se taper tout seul les tâches subalternes. Il avait des laquais pour ça, des gagne-petit qui en étaient conscients et savaient que leur prospérité ne durerait qu’autant qu’ils suivraient précisément les ordres.
Les femmes étaient plus à l’aise que les hommes. Les hommes avaient un ego à nourrir au fond de leur esprit fertile, et plus l’esprit était petit, plus grand était l’ego. Tôt ou tard, l’un de ces bonshommes allait se rebeller, se pousser un peu trop du col. Ses putes étaient tellement plus faciles à amadouer, et puis il y avait toujours l’avantage complémentaire de les avoir sous la main. Tucker sourit.
*
Doris s’éveilla vers cinq heures, avec une migraine due aux barbituriques et encore accentuée par le double whisky que quelqu’un avait cru bon de lui refiler. La douleur lui annonçait qu’elle allait devoir vivre une nouvelle journée, que le mélange de médicaments et d’alcool n’avait pas fait le travail espéré lorsqu’elle avait considéré le verre, puis, après une hésitation, l’avait descendu avant le début de la petite fête. La suite, après le whisky et les médicaments, n’était plus qu’un vague souvenir qui se mêlait à tant d’autres nuits identiques qu’elle avait du mal à séparer la dernière des précédentes.
Ils étaient plus prudents désormais. Pam leur avait enseigné ça. Elle se rassit, regarda les menottes attachées à sa cheville et à une chaîne, elle-même fixée à un anneau vissé dans le mur. Si l’idée lui était venue, elle aurait pu tenter de l’arracher, tâche à la portée de toute jeune femme en bonne santé, au prix de quelques heures d’efforts. Mais l’évasion signifiait la mort, une mort particulièrement longue et douloureuse, et elle avait beau désirer fuir une vie devenue plus horrible que n’importe quel cauchemar, la perspective de la souffrance l’effrayait toujours. Elle se releva, faisant cliqueter la chaîne. Au bout de quelques secondes, Rick entra.
— Eh, chou, dit le jeune homme avec un sourire plus amusé qu’affectueux. Il se pencha, déverrouilla les menottes, lui indiqua la salle de bains. À la douche ! T’en as besoin.
*
— Où avez-vous appris la cuisine chinoise ? demanda Kelly.
— D’une collègue avec qui j’ai travaillé l’an dernier. Nancy Wu. Elle enseigne à l’université de Virginie, aujourd’hui. Ça vous plaît ?
— Vous plaisantez ? Si le plus court chemin pour gagner le cœur d’un homme passe par l’estomac, alors l’un des plus beaux compliments qu’un homme puisse faire à une femme est de demander du rab. Il s’était cantonné à un seul verre de vin mais attaqua sa seconde assiette aussi vite que le permettaient les bonnes manières.
— Ce n’est pas si réussi que ça, dit Sandy, quêtant à l’évidence un compliment.
— C’est tellement meilleur que ce que je me concocte, mais si vous envisagez d’écrire un livre de cuisine, vous aurez besoin d’un cobaye qui a plus de goût. Il leva les yeux. J’ai passé une semaine à Taipei, dans le temps, et c’était presque aussi bon.
— Qu’est-ce que vous faisiez là-bas ?
— J’étais en perm, histoire de me changer des pruneaux. Kelly se tut. Tout ce qu’il avait pu faire là-bas, avec ses copains, n’était peut-être pas vraiment à raconter à une dame. Puis il se rendit compte qu’il était déjà allé trop loin.
— C’est ce que Tim et moi… j’avais déjà prévu que nous nous retrouvions à Hawaii mais… Elle se tut de nouveau.
Kelly voulait la toucher, tendre la main par-dessus la table, juste pour la réconforter mais il redoutait qu’elle prenne cela pour une avance.
— Je sais, Sandy. Alors, qu’avez-vous encore appris à cuisiner ?
— Pas mal de choses. Nancy est restée chez moi plusieurs mois et m’a obligée à faire tout le temps la cuisine. C’est une enseignante merveilleuse.
— Je veux bien le croire. Kelly nettoya son assiette. À quoi ressemble votre emploi du temps ?
— Je me lève d’habitude à cinq heures et quart, je pars sur le coup de six heures. J’aime bien arriver dans le service une demi-heure avant la relève, pour voir où en sont les patients et me préparer à accueillir les urgences. C’est un service où il y a du boulot. Et vous ?
— Eh bien, ça dépend. Quand je tire…
— Vous tirez ? s’étonna Sandy.
— Des explosifs. C’est ma spécialité. On passe un temps fou à tout préparer et monter. En général, il y a toujours quelques ingénieurs dans le coin qui s’agitent, se tracassent et me disent ce qu’il ne faut pas faire. Ils n’arrêtent pas d’oublier que c’est bougrement plus facile de faire sauter un truc que de le construire. J’ai pourtant une marque de fabrique.
— Laquelle ?
— Quand je bosse sous l’eau, je fais toujours détoner mes amorces quelques minutes avant l’explosion proprement dite, rigola Kelly. Pour faire fuir les poissons.
Elle resta quelques secondes interdite.
— Oh… pour qu’ils ne soient pas blessés ?
— Ouais. C’est une manie personnelle.
C’était encore un truc. Il avait tué des gens à la guerre, menacé un chirurgien de l’estropier définitivement, sous ses yeux et ceux d’un vigile, mais il se décarcassait pour protéger des poissons ?
— Vous êtes quand même bizarre.
Il eut la bonne grâce d’acquiescer.
— Je ne tue pas par plaisir. Je chassais dans le temps, mais j’ai renoncé. Je pêche un peu, mais pas à la dynamite. Quoi qu’il en soit, je pose les amorces à bonne distance du chantier principal, pour qu’elles n’aient pas d’effet dessus. Le bruit suffit à faire fuir la majorité des bancs. Pourquoi risquer de gâcher une bonne pêche ?
*
C’était machinal. Doris était un peu myope et les marques ressemblaient à de la crasse quand ses yeux étaient obscurcis par le rideau liquide, mais ce n’était pas de la crasse et elles ne partaient pas au lavage. Elles ne disparaissaient jamais, elles migraient simplement d’un endroit à l’autre au gré des fantasmes des hommes qui les lui infligeaient. Elle passa les mains dessus et la douleur lui rappela ce qu’elles étaient, des souvenirs des soirées les plus récentes, et aussitôt l’effort de se laver lui parut futile. Elle savait qu’elle ne serait plus jamais propre. La douche, c’était juste pour sentir bon, n’est-ce pas ? C’est d’ailleurs ce que Rick lui avait fait comprendre, et il était le plus gentil de toute la bande, se dit Doris, découvrant la pâle marque brune qu’il lui avait infligée, bien moins douloureuse pourtant que les bleus que Billy semblait tant apprécier.
Elle sortit pour se sécher. La douche était la seule partie de la pièce à être à peu près propre. Personne ne se fatiguait à nettoyer le lavabo ou le W.C. et le miroir était fendu.
— Beaucoup mieux, commenta Rick en l’observant. Il tendit la main pour lui offrir un comprimé.
— Merci. Et c’était reparti pour une journée, avec un barbiturique pour mettre de la distance entre elle et la réalité, pour lui rendre la vie sinon confortable, sinon tolérable, du moins supportable. Tout juste. Avec un petit coup de main de ses amis, qui veillaient à ce qu’elle réussisse à endurer la réalité qu’ils créaient. Doris avala le cachet avec une gorgée d’eau prise au creux de la main, espérant que les effets se feraient rapidement sentir. Ça facilitait les choses, ça arrondissait les angles, ça mettait de la distance entre elle et son moi. Naguère encore, cette distance avait été trop grande pour apercevoir l’autre rive mais plus maintenant. Elle regarda le visage souriant de Rick au-dessus d’elle.
— Tu sais que j’t’aime, chou, dit-il en avançant les mains pour la peloter.
Sourire résigné quand elle sentit le contact de ses doigts.
— Oui.
— Soirée spéciale ce soir, Dor. Henry doit passer.
*
Clic. Kelly entendit presque le déclic en descendant de la Volkswagen, à quatre rues de la maison d’angle en meulière, quand ses réflexions se mirent en branle. Franchir le « rideau d’arbres » était devenu une routine. Il avait instauré un niveau de confort que le dîner de ce soir avait accru, son premier repas partagé avec un autre être humain depuis… combien, cinq semaines, six ? Il revint à ses préoccupations immédiates.
Il se choisit un poste d’observation de l’autre côté de la rue transversale, trouvant une fois encore un perron de marbre et c’est dans son ombre favorable qu’il attendit l’arrivée de la Roadrunner. Toutes les quatre ou cinq minutes, il levait sa bouteille de pinard – il en avait une autre, maintenant, du gros rouge, cette fois – pour faire semblant de boire, tandis que son regard continuait de balayer les immeubles de gauche à droite et même de haut en bas pour surveiller les fenêtres des deux premiers étages.
Une partie des autres véhicules lui étaient plus familiers désormais. Il repéra la Karmann-Ghia noire qui avait joué son rôle dans la mort de Pam. Le chauffeur qui, remarqua-t-il, était un homme aux alentours de son âge, portant moustache, se mit à arpenter le trottoir à la recherche de son contact. Il se demanda quel pouvait être le problème de ce type pour l’amener, en vue de le soulager, à courir le risque de fréquenter cet endroit pour s’y fournir en drogues qui réduiraient son espérance de vie. Sans parler qu’il laissait derrière lui un sillage de corruption et de destruction engendré par l’argent de ce commerce illicite. Est-ce qu’il s’en moquait ? Ne voyait-il donc pas les ravages de l’argent de la drogue dans ce quartier ?
Mais encore une fois, c’était une réflexion qu’il fit tout son possible pour ignorer. Car il restait encore dans ce quartier de vrais habitants qui essayaient tant bien que mal d’y survivre. Que ce soit grâce aux allocations ou à de petits boulots, des gens vivaient ici, en danger constant, dans l’espoir peut-être de s’échapper un jour vers un endroit où la vraie vie était possible. Ils tâchaient du mieux possible d’ignorer les trafiquants et, dans leurs efforts de droiture un peu dérisoires, ils en venaient à ignorer les clochards comme Kelly, mais il ne pouvait se résoudre à leur en vouloir. Dans un tel environnement, ils devaient, tout comme lui, se concentrer sur leur propre survie. La conscience sociale était un luxe que la plupart des gens d’ici ne pouvaient guère se permettre. Il fallait jouir d’un minimum de sécurité personnelle avant de se permettre d’en offrir le surplus à plus nécessiteux que soi – et d’ailleurs, combien y en avait-il qui étaient encore plus nécessiteux ?
*
Il y avait des moments où c’était un pur plaisir d’être un homme, songea Henry dans la salle de bains. Doris avait ses charmes. Maria, l’idiote maigrichonne de Floride, Xantha, la plus accrochée à la drogue, ce qui n’était pas sans poser quelques soucis, et puis Roberta, et Paula. Aucune n’avait beaucoup plus de vingt ans, deux étaient encore adolescentes. Toutes pareilles et toutes différentes. Il se tapota les joues avec de la lotion après-rasage. Il aurait dû se choisir une vraie bergère, une régulière bien roulée, histoire de faire baver les autres mecs. Mais c’était dangereux. On se faisait remarquer. Non, comme ça, c’était impec. Il sortit de la salle de bains, rafraîchi, relaxé. Doris était toujours là, à moitié dans les vapes après son expérience et ses deux comprimés de récompense, le contemplant avec un sourire qu’il jugea exprimer un respect suffisant. Elle avait émis les bruits convenables au moment opportun, fait les trucs qu’il désirait sans se faire prier. Il pouvait préparer lui-même ses cocktails, après tout, et le silence de la solitude était une chose, tandis que le silence d’une pute abrutie dans votre salon, c’en était une autre, souvent assommante. Rien que pour être aimable, il se pencha, lui offrit un doigt à baiser, ce qu’elle fit obligeamment, le regard vague.
— Laissons-la cuver, confia-t-il à Billy en sortant.
— D’accord. De toute façon, j’ai une livraison à prendre, ce soir, lui rappela Billy.
— Oh ? Tucker l’avait oublié dans la chaleur du moment. Même Tucker était humain.
— Petit Bonhomme était trop court de mille sacs, l’autre soir. J’ai laissé courir. C’est la première fois, et il m’a expliqué qu’il s’était gouré dans ses comptes. En gage, il proposait cinq mètres de bitume en plus. C’est son idée.
Tucker hocha la tête. C’était la toute première fois que Petit Bonhomme commettait ce genre d’erreur et il avait toujours su manifester le respect convenable, son commerce tournait bien sur son bout de trottoir.
— Veille bien à ce qu’il sache qu’une seule erreur, c’est le maximum toléré par la maison.
— Oui, chef. Bobby inclina la tête, manifestant lui aussi le respect convenable.
— Et tâche également que ça ne s’ébruite pas.
C’était le problème. Il y en avait même plusieurs, réfléchit Tucker. Pour commencer, les revendeurs dans la rue étaient de vrais amateurs, bêtement avides d’en empocher un max, incapables de voir que chercher à bosser avec régularité était facteur de stabilité et que la stabilité était dans l’intérêt de tout le monde. Mais les petits dealers restaient de petits dealers – des criminels, après tout – et ça, il n’y changerait jamais rien. De temps en temps, l’un ou l’autre se faisait descendre après un braquage ou un règlement de comptes. Certains étaient même assez cons pour utiliser leur propre marchandise – Henry prenait grand soin de les éviter, avec un certain succès jusqu’ici. À l’occasion, l’un d’eux essayait de dépasser les limites, prétendant être à court de liquide, rien que pour gratter quelques centaines de billets quand il avait une affaire qui représentait considérablement plus. À ce genre de problème, il n’y avait qu’un seul remède et Henry avait appliqué cette règle avec une telle fréquence et une telle brutalité qu’il n’avait plus été nécessaire de la répéter pendant un bon bout de temps. Petit Bonhomme avait sans doute dit la vérité. Son empressement à payer l’amende subséquente le confirmait, et prouvait également qu’il tenait à son approvisionnement régulier, dont le volume avait crû ces derniers mois en proportion de son chiffre d’affaires. Encore quelques mois sur ce rythme et il conviendrait de le tenir à l’œil.
Ce qui ennuyait le plus Tucker était qu’il devait s’embêter avec des bagatelles comme l’erreur de comptabilité de Petit Bonhomme. Il savait que ce genre de problème était destiné à se multiplier, rançon naturelle du passage de l’échelon de petit fournisseur à ses heures perdues à celui de distributeur de grande envergure. Il allait devoir déléguer son autorité, confier à Billy, par exemple, un plus haut niveau de responsabilité. Y était-il prêt ? Bonne question, se dit Henry, en quittant l’immeuble. Il glissa un billet de dix au gamin qui avait gardé sa voiture, sans cesser de réfléchir à la question. Billy avait un don pour tenir les filles. Un petit Blanc futé, natif du Kentucky, en plein pays minier. Casier vierge. Ambitieux. Bon équipier. Peut-être était-il prêt pour une promotion.
*
Enfin, se dit Kelly. Il était deux heures un quart lorsqu’il vit apparaître la Plymouth rouge, après s’être inquiété depuis plus d’une heure de ne pas la voir arriver. Il se rencogna dans l’ombre et se redressa un peu en tournant la tête pour mieux voir le bonhomme. Billy et son acolyte. Ils rigolaient tous les deux. L’autre trébucha sur les marches, peut-être avait-il un petit coup dans l’aile. Plus intéressant, lorsqu’il s’étala, un nuage de petits rectangles verts qui devaient être des billets s’envola en tourbillonnant.
C’est donc là qu’ils comptent leurs sous ? Intéressant. Les deux hommes s’empressèrent de récupérer le fric et Billy fila une tape sur l’épaule de l’autre homme, mi-taquin, en lui glissant à l’oreille quelque chose que Kelly ne put saisir, car il était trop loin.
Les bus passaient toutes les quarante-cinq minutes à cette heure avancée de la nuit et leur itinéraire empruntait des rues assez éloignées. Les patrouilles de police étaient parfaitement prévisibles. Dès vingt heures, le trafic habituel disparaissait et à partir de vingt et une heures trente, les habitants du quartier abandonnaient définitivement la rue pour se barricader à triple tour derrière leur porte, remerciant le Ciel d’avoir survécu un jour de plus, redoutant déjà les dangers du lendemain et laissant désormais la place au commerce illicite. Lequel commerce vivotait jusqu’aux alentours de deux heures, comme l’avait depuis longtemps constaté Kelly qui, après avoir bien réfléchi, décida qu’il savait désormais tout ce qu’il avait besoin de savoir. Il restait toujours des éléments aléatoires à prendre en compte. Il y en avait toujours mais, par définition, on ne pouvait pas prédire l’aléatoire, juste s’y préparer. Les itinéraires de remplacement, une vigilance constante, des armes étaient sa seule défense. Il restait toujours une part de hasard, et si inconfortable que soit cette idée, Kelly devait l’admettre comme un élément constitutif de la vie normale – même si sa mission était loin de l’être.
Il se leva, pesamment, et traversa la rue en direction de l’immeuble en meulière, de sa démarche habituelle d’ivrogne. Il put vérifier que la porte n’était pas verrouillée. La plaque de laiton derrière le bouton était inclinée, comme le lui confirma un coup d’œil insistant alors qu’il passait devant. L’image s’imprima dans sa mémoire et, tout en continuant d’avancer, il entreprit d’élaborer sa mission de la nuit suivante. Il entendit à nouveau la voix de Billy, un rire qui filtrait par une des fenêtres de l’étage, un son aux accents étranges, qui n’avaient rien de mélodieux. Une voix qu’il détestait déjà, et pour laquelle il avait déjà son plan. Pour la première fois, il était tout proche de l’un, voire de deux des hommes qui avaient assassiné Pam. Cela n’avait pas sur lui l’effet physique qu’on aurait pu escompter. Son corps se relaxa. Il ferait ça dans les règles.
À bientôt, les mecs, promit-il dans le silence de ses pensées. C’était en fait sa prochaine grande étape et il ne voulait pas risquer de flamber le coup. Kelly remonta le pâté de maisons, les yeux fixés sur les deux Bob, à quatre cents mètres de là, sur le trottoir opposé, tout à fait visibles grâce à leur taille et à la rue large et parfaitement rectiligne.
C’était un autre test – il devait être absolument sûr de lui. Il poursuivit vers le nord, sans traverser la rue, car s’il se dirigeait droit sur eux, ils pourraient le remarquer et cela risquait d’éveiller sinon leur méfiance, du moins leur curiosité. Son approche devait rester invisible et, en modifiant son angle d’attaque vis-à-vis de la cible au lieu de garder un cap constant, cela lui permettait de fondre plus aisément sa silhouette voûtée dans l’arrière-plan des façades et des voitures en stationnement. Une simple tête, une vague ombre sombre, rien de dangereux. Parvenu au dernier carrefour, il traversa la rue, profitant de l’occasion pour scruter les quatre points cardinaux. Puis, tournant à gauche, il remonta le trottoir. Large de quatre ou cinq mètres, et ponctué par les perrons de marbre, celui-ci lui laissait toute la place pour étaler les méandres de sa démarche titubante. Kelly s’arrêta pour porter à ses lèvres la bouteille de rouge emballée dans son sac en papier, avant de reprendre sa route. Tant qu’à faire, autant donner une preuve supplémentaire de son caractère inoffensif : il s’arrêta une nouvelle fois pour uriner dans le caniveau.
— Merde ! dit une voix. Gros Bob ou Petit Bob, il ne prit pas la peine de vérifier. Le dégoût exprimé par ce mot était suffisant, c’était le genre de chose à vous détourner de celui qui le prononçait. De toute façon, estima Kelly, il avait besoin de cet exutoire.
Les deux hommes étaient plus grands que lui. Gros Bob, le dealer, frisait le mètre quatre-vingt-dix. Petit Bob, son lieutenant, dépassait un mètre quatre-vingt-quinze, tout en muscles, mais avec un début de bedaine dû à la bière ou à une nourriture trop grasse. En tout cas, l’un et l’autre étaient passablement intimidants, estima Kelly, révisant rapidement sa tactique. Autant passer son chemin et les laisser tranquilles, non ?
Non.
Mais il les dépassa malgré tout une première fois. Petit Bob surveillait le trottoir d’en face. Gros Bob était adossé au mur de l’immeuble. Kelly traça une ligne imaginaire entre eux deux et compta trois pas avant de pivoter sur la gauche avec lenteur pour ne pas les alerter. Dans le même temps, il glissait la main droite sous sa vieille saharienne toute neuve. Lorsqu’elle en ressortit, la gauche la recouvrit, se refermant autour de la crosse du Colt automatique pour la prendre à deux mains tout en adoptant une posture de boxeur, en un mouvement qu’on devait baptiser par la suite position du tisserand. Il baissa les yeux pour se caler sur le trait peint en blanc au sommet du silencieux, en même temps qu’il élevait l’arme. Ses bras se tendirent en gardant les coudes souples, et le mouvement amena le viseur dans l’axe de la première cible, rapidement mais en douceur. L’œil humain est attiré par le mouvement, en particulier la nuit. Gros Bob l’aperçut, devina aussitôt qu’il se passait quelque chose d’anormal, mais sans trop savoir quoi. Son instinct aiguisé par la rue fit l’analyse correcte et lui dicta d’agir au plus vite. Trop tard. Pistolet, lui cria-t-il, et il esquissa un geste pour dégainer sa propre arme au lieu de chercher à esquiver, ce qui aurait pu retarder sa mort.
Le doigt de Kelly pressa deux fois la détente, la première lorsque le silencieux masqua la cible, la seconde dans la foulée, sitôt que le poignet eut compensé le léger recul du calibre .22. Sans bouger les pieds, il fit pivoter le buste sur la droite, dans un mouvement mécanique qui fit décrire au canon un arc de cercle parfaitement horizontal en direction de Petit Bob, qui avait déjà réagi en voyant son chef commencer à s’effondrer et qui s’apprêtait à dégainer le pistolet à sa ceinture. Kelly avait pivoté, mais pas assez vite : sa première balle était trop basse et ne fit pas grand mal. Mais la seconde pénétra dans la tempe et rebondit contre les portions les plus épaisses de la boîte crânienne en cabriolant comme un hamster en cage. Petit Bob tomba, la tête la première. Kelly ne s’attarda que le temps de vérifier que les deux hommes étaient bien morts, avant de se retourner et de repartir.
Et de six, songea-t-il en se dirigeant vers le coin de la rue ; son pouls ralentissait, l’adrénaline retombait, et le pistolet retrouva sa place habituelle dans son dos, près du couteau. Il était deux heures cinquante-six lorsque Kelly entama sa manœuvre de repli.
*
Les choses n’avaient pas trop bien commencé, songea le Marine. Le bus spécial était tombé en panne et le « raccourci » choisi par le chauffeur pour combler son retard avait abouti dans un embouteillage. Le bus n’avait franchi les portes de la base de Quantico que juste après trois heures du matin ; il suivit alors une jeep pour rejoindre sa destination finale où les Marines découvrirent des baraquements isolés déjà à moitié occupés par des hommes qui ronflaient à poings fermés. Ils se choisirent à leur tour des couchettes pour essayer de dormir un peu. Quelle que soit la mission passionnante, fascinante et dangereuse qu’on leur promettait, son démarrage ressemblait à une journée comme une autre dans la grosse Machine verte.
*
Elle s’appelait Virginia Charles et sa nuit ne se passait pas trop bien non plus. Aide-soignante à l’Hôpital Sainte-Agnès, à quelques kilomètres seulement de là où elle habitait, elle avait vu sa garde de nuit se prolonger à cause de l’arrivée tardive de sa remplaçante et de sa réticence à laisser sans surveillance la partie d’étage sous sa responsabilité. Bien qu’elle prît le même poste depuis huit ans, elle ignorait que l’horaire des bus changeait peu après l’heure habituelle de son départ et, ayant raté le premier, elle avait dû attendre une éternité le suivant. Elle en descendait tout juste, soit deux heures après l’heure où elle se couchait normalement ; en plus, elle avait manqué « Votre soirée » qu’elle regardait religieusement chaque soir. Quarante ans, divorcée d’un homme qui lui avait donné deux enfants – le premier soldat, heureusement en Allemagne et pas au Viêt-Nam, le second encore au lycée – et pas grand-chose d’autre. Dans son boulot au syndicat, qui était à la fois servile et professionnel, elle avait réussi à faire au mieux pour ses deux fils, toujours inquiète, comme toutes les mères, de leurs fréquentations et des risques qu’ils couraient.
Elle était crevée en descendant de l’autobus et se demanda une fois encore pourquoi elle n’avait pas consacré une partie des économies rassemblées toutes ces années pour s’acheter une voiture. Mais qui disait voiture disait assurance, et elle avait encore un jeune fils à la maison qui aurait augmenté le coût de la prime et lui aurait créé d’autres soucis. Dans quelques années, peut-être, quand celui-ci revêtirait à son tour l’uniforme, ce qui était son seul espoir de lui donner la formation supérieure qu’elle souhaitait pour lui mais n’aurait jamais les moyens financiers de lui offrir.
Elle pressa le pas, malgré la raideur de ses jambes lourdes. Comme le quartier avait changé. Elle avait passé toute sa vie dans le même groupe de trois pâtés de maisons, et elle se souvenait encore d’une rue plus animée et surtout plus sûre, avec des voisins aimables. Elle se souvenait même qu’elle pouvait se rendre à pied à l’église de la Nouvelle Sion sans la moindre inquiétude, ces précieux mercredis soir où elle était libre, ce qu’elle avait également raté, à cause de son boulot. Mais elle se consolait en songeant aux deux heures supplémentaires qu’elle allait pouvoir engranger, tout en guettant la rue, à l’affût des dangers. Ça ne faisait jamais que trois pâtés de maisons à longer, après tout. Elle marchait vite, fumant une cigarette pour se tenir éveillée, se répétant d’être calme. Elle s’était déjà fait braquer – en fait, le terme local était « taxer » – à deux reprises au cours de l’année écoulée, chaque fois par des drogués qui avaient besoin d’argent pour assouvir leur coupable habitude, et le seul avantage de l’expérience avait été la leçon de choses que cela avait donné à ses deux fils. Du reste, on ne lui avait pas piqué grand-chose. Virginia Charles ne portait guère plus que le peu d’argent nécessaire à sa course en bus et son repas à la cafétéria de l’hôpital. C’était l’atteinte à sa dignité qui la blessait, mais pas autant que le souvenir de temps meilleurs dans un quartier peuplé d’une majorité de citoyens respectueux des lois. Encore une rue à traverser, se dit-elle en tournant le coin.
— Eh, mémé, t’as pas un dollar ? dit une voix, déjà sur ses talons. Elle avait aperçu une ombre et poursuivi sa route, sans tourner la tête, sans relever sa présence, l’ignorant avec l’espoir qu’on lui rendrait la politesse, mais ce genre de courtoisie se faisait rare. Elle continua d’avancer, baissant la tête, se répétant de continuer à marcher, qu’il n’y avait pas tant de petites frappes capables d’agresser une femme par-derrière. Une main plaquée sur son épaule démentit bientôt cette assertion.
— Aboule le fric, salope, reprit la voix, sans même une trace de colère, un ordre prosaïque, énoncé sur un ton égal qui définissait quelles étaient les nouvelles règles de la rue.
— J’ai pas assez pour t’intéresser, petit gars, répondit Virginia Charles, avec un mouvement d’épaules pour se dégager et continuer d’avancer, refusant toujours de se retourner, car sa seule sécurité était dans le mouvement. C’est alors qu’elle perçut un déclic.
— Je vais te saigner, dit la voix, toujours aussi calme, expliquant la dure réalité de la vie à cette pauvre conne.
Ce bruit la terrifia. Elle se figea, murmura une prière silencieuse et ouvrit son petit sac à main. Elle pivota lentement, la colère dominant encore la peur. Elle aurait pu hurler et, quelques années plus tôt, c’est ce qui aurait fait la différence. Des hommes auraient entendu le cri et auraient regardé, et ils seraient peut-être descendus pour mettre en fuite l’agresseur. Elle le voyait maintenant, un simple gosse, de dix-sept ou dix-huit ans, avec cet œil sans vie, agrandi sous l’effet d’une drogue quelconque et de cette inhumanité arrogante que procure la force. Très bien, se dit-elle, file-lui ton fric et rentre chez toi. Elle plongea la main dans son sac et en sortit une coupure de cinq dollars.
— Cinq sacs, royalement ? ricana le gosse. J’ai besoin de plus que ça, ma salope. Vite, ou je te saigne !
C’était ce regard qui la terrorisa vraiment, l’amenant pour la première fois à se démonter et à insister :
— Mais c’est tout ce que j’ai !
— Plus, ou tu saignes.
Kelly surgit au coin, à un demi-pâté de maisons de sa voiture ; il commençait juste à se détendre. Il n’avait rien entendu avant de tourner à l’angle, mais il y avait deux silhouettes, à six ou sept mètres de la Coccinelle rouillée, et un brusque reflet de lumière lui révéla que l’une des deux tenait un couteau.
Sa première pensée fut merde ! Il avait déjà décidé de la conduite à tenir dans ce genre de situation. Il ne pouvait pas sauver le monde entier et il n’allait pas essayer. Empêcher une agression nocturne dans la rue était peut-être parfait pour une émission télévisée, mais il était en quête d’un gibier d’un autre calibre. Ce qu’il n’avait pas envisagé, en revanche, c’était un incident à deux pas de sa voiture.
Il se figea, considéra la situation, tandis que son cerveau se mettait à mouliner aussi vite que le permettait le nouvel afflux d’adrénaline. S’il survenait ici quoi que ce soit de grave, la police allait débarquer dans le quartier, elle risquait d’y traîner des heures, et il avait laissé deux cadavres à moins de quatre cents mètres derrière lui – même pas, parce qu’il n’était pas venu en ligne droite. Ce n’était pas bon du tout et il n’avait pas beaucoup de temps pour prendre une décision. Le garçon tenait la femme par le bras, il brandissait un couteau, il lui tournait le dos. Une cible à sept mètres, c’était facile, même dans le noir, mais pas avec un .22 dont la force de pénétration était excessive, et pas avec quelqu’un d’innocent, ou en tout cas de non menaçant, situé juste derrière. La femme portait une sorte d’uniforme, elle était plus âgée, quarante ans peut-être, constata Kelly en essayant de se glisser de son côté. C’est alors que la situation évolua de nouveau. Le garçon taillada le bras de la femme, et le rouge du sang éclata à la lueur des réverbères.
Virginia Charles étouffa un cri lorsque le couteau entailla son bras et elle fit un écart, du moins essaya-t-elle, laissant échapper le billet de cinq dollars. De son autre main, le garçon la prit à la gorge pour la maîtriser et elle lut dans ses yeux qu’il était en train de décider de l’endroit où porter son prochain coup. Puis elle décela le mouvement, un homme peut-être à cinq mètres et, dans sa douleur et sa panique, elle voulut appeler à l’aide. Ce n’était guère audible mais suffisant pour que l’agresseur le remarque. Elle avait les yeux fixés sur quelque chose – quoi ?
Le jeune se retourna, aperçut un ivrogne à dix pas de là. Ce qui avait été une inquiétude instantanée, automatique, se mua en sourire indolent.
Merde. Ça n’allait plus du tout. Kelly, tête baissée, leva les yeux pour considérer le garçon, conscient que la situation commençait à lui échapper.
— Peut-être que t’as de la thune, pépé ? lança-t-il, ivre de puissance et, sur un coup de tête, il fit un pas vers le bonhomme qui devait trimbaler plus de fric que cette mijaurée.
Kelly n’avait pas prévu cette réaction qui bouleversait ses plans. Il porta la main à son arme mais le silencieux se prit dans la ceinture et l’agresseur qui approchait prit instinctivement ce mouvement pour la menace qu’elle était. Il fit un autre pas, plus rapide, brandit la main qui tenait le couteau. Plus le temps de dégainer. Kelly stoppa, recula d’un demi-pas et se redressa complètement.
Malgré toute son agressivité, le braqueur n’était pas très habile. Son premier assaut était bien maladroit et il fut surpris de l’aisance avec laquelle l’ivrogne l’esquiva, puis se glissa à l’intérieur de sa trajectoire. Un direct du droit au plexus solaire lui vida les poumons, lui coupant le souffle mais sans bloquer entièrement ses mouvements. La main tenant le couteau revint, au hasard, alors que le garçon commençait à se plier en deux. Kelly saisit cette main, tordit et tendit le bras, puis enjamba le corps qui plongeait déjà vers l’asphalte. Un bruit de déchirement accompagné d’un craquement sonore annonça la dislocation de l’épaule de son adversaire et Kelly poursuivit le mouvement, rendant le bras inutilisable.
— Pourquoi ne rentrez-vous pas chez vous, m’dame, dit-il d’une voix calme à Virginia Charles, en détournant le visage avec l’espoir qu’elle ne l’aurait pas très bien vu. Normalement, non, se dit-il ; il avait agi à la vitesse de l’éclair.
L’aide-soignante se pencha pour récupérer sur le trottoir son billet de cinq dollars et repartit sans un mot. Kelly la surveilla du coin de l’œil, la vit soutenir de la main droite son bras blessé en essayant de ne pas tituber, sans doute était-elle en état de choc. Il remercia le ciel qu’elle n’ait pas besoin d’aide. Merde, elle risquait d’appeler quelqu’un, au moins une ambulance, et il aurait vraiment dû l’aider à panser sa blessure mais les risques s’accumulaient bien plus vite que sa capacité à les gérer. Le soi-disant braqueur s’était mis à gémir, la douleur de son épaule démise commençant à pénétrer la brume protectrice des narcotiques. Et celui-ci avait définitivement vu son visage, de près.
Merde, se dit Kelly. Bon, il avait tenté d’agresser une femme, et il avait attaqué Kelly avec un couteau, dans l’un et l’autre cas, même s’il avait échoué, on pouvait considérer cela comme des tentatives de meurtre. Et il ne devait pas en être à son coup d’essai. Il avait choisi la mauvaise donne et, ce soir, le mauvais terrain ; ce genre d’erreur avait son prix. Kelly prit le couteau dans la main inerte et l’enfonça d’un coup sec à la base du crâne, où il le laissa planté. Moins d’une minute après, sa Volkswagen était à l’autre bout de la rue.
Et de sept, se dit-il, en tournant vers l’est.
Merde.